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Noman Çelebicihan, éphémère chef de la République des Tatars de Crimée

Entre les mois de décembre 1917 et janvier 1918, les Tatars de Crimée profitèrent de la crise politique en Russie pour proclamer leur République, à la tête de laquelle ils nommèrent Noman Çelebicihan. Entre le moment d’un espoir de liberté et la violente offensive bolchévique sur la région, Noman Çelebicihan fit tout son possible pour donner corps à une République indépendante. Cependant, sa direction fut bien éphémère, se terminant par l’effondrement de son rêve et sa propre mort. Revenons sur ces évènements qui marquent encore la mémoire de la communauté tatare.

Noman Çelebicihan, président éphémère de la République des Tatars de Crimée.
Noman Çelebicihan, président éphémère de la République des Tatars de Crimée | par Cédric LABROUSSE | Crédits : ICCrimea et krymr.org.

Une jeunesse religieuse et engagée

Noman Çelebicihan (ou Numan Çelebi Cihan) est né dans une famille musulmane pratiquante, de culture tatare, en 1885. C’est dans sa région natale de Chonhar, située dans le nord de la Crimée, alors intégrée à l’empire russe, qu’il grandit et fit ses premières classes. Intéressé par la religion et les études littéraires, il se décida à poursuivre sa formation en se rendant à Constantinople (la future Istanbul). Par ailleurs, il s’intéressait tout autant aux évènements qui secouaient le monde : aussi bien en Russie comme en Turquie où des mouvements révolutionnaires s’organisaient en 1905. Dès 1908, il parcourut la Mer Noire et put entrer dans l’espace ottoman. Cet attrait n’est en rien une chose étonnante.

Pour cela, il nous faut rappeler que les Tatars partagent, encore aujourd’hui, des liens très forts avec la culture turque et l’ensemble du monde turcophone. Leur langue est ainsi apparentée. C’est donc tout naturellement que Noman Çelebicihan se tourna vers l’empire ottoman pour se former.

A Constantinople, il vécut dans le quartier de Karagümrük, où prospérait déjà une petite communauté tatare, principalement des étudiants, comme lui. Il suivit un cursus complet avec notamment un parcours en droit. En 1910, il lança une association des jeunes écrivains tatars avant de se lancer dans l’écriture de poèmes (certains sont accessibles ici). La mission que se fixa l’association était double : la sauvegarde de la culture tatare et son utilisation comme outil de réveil de leur communauté. Enfin, c’est aussi là bas qu‘il jeta les bases, avec des amis, de ce qui deviendra le Milliy Fırqa que l’on traduira par le Parti National ou Parti Nationaliste. Une force politique amenée à revendiquer une existence politique de la Crimée tatare.

Noman Çelebicihan, vers 1917.
Noman Çelebicihan, vers 1917 | Crédits.

Un homme d’influence porté par les siens à la direction d’une République de Crimée

En 1917, Noman Çelebicihan était de retour chez lui, en Crimée. L’empire russe plongeait alors dans des turbulences politiques inédites. En février 1917, une révolution avait balayé le pouvoir du tsar Nicolas II. La crise est profonde dans l’empire quand une seconde phase de la révolution eut lieu en Octobre. La « révolution d’Octobre », portée par les bolchéviques, fit basculer la Russie dans la guerre civile. En quelques mois, la Russie se disloque entre forces rivales.

C’est dans ce chaos que se forma, officiellement, le Milliy Fırqa. Cafer Seydamet Qırımer, autre célèbre militant tatar et membre du Milliy Fırqa, avait déjà compris que le chaos en Russie menaçait la Crimée et avait demandé le retour en Crimée des troupes tatares. Dans le même temps, Noman Çelebicihan fut arrêté en juin 1917 pour activités séditieuses. De fait, c’est toute une volonté d’indépendance qui s’empara de la Crimée et des Tatars. En quelques mois, l’idée passa de fonder leur propre République de Crimée… Pour ce faire, les Tatars annoncèrent, pour l’automne 1917, la convocation du Kurultai : l’assemblée des notables et chefs. Çelebicihan fut alors choisi pour représenter sa région natale. Le Kurultai se tint au palais du Khan de Bakhchisarai. 76 délégués, dont 4 femmes, siégèrent plusieurs jours. Des femmes qui votaient et pouvaient être élues : une des premières fois au monde…

Le Kurultai de Crimée, réuni en 1917 à Bakhchisarai.
Le Kurultai de Crimée, réuni en novembre 1917 à Bakhchisarai | Domaine publique.

Le 26 décembre 1917 fut un jour historique. Ainsi, une République de Crimée fut proclamée. Dans le même temps, Noman Çelebicihan, reconnu pour son engagement historique et ses compétences, fut nommé Directeur en chef (équivalent de président) et Mufti de Crimée. Cafer Seydamet Qırımer fut nommé comme équivalent du premier ministre et ministre des affaires étrangères. Ahmet Sukru fut quant à lui nommé aux affaires religieuses. La Rada d’Ukraine, elle aussi devenue une République, fut la première à reconnaître l’existence de cette République.

La mort de Noman Çelebicihan et la fin de la République de Crimée

Cependant, aux célébrations suivirent les craintes et la peur. Tout d’abord, le 16 décembre 1917, avec la prise de contrôle, par les bolchéviques, de Sebastopol, ville portuaire stratégique située dans le sud de la Crimée. Là, ils mirent la main sur le bastion de la Flotte de la Mer Noire. Le 19 décembre 1917, les Tatars de Crimée décidèrent de riposter en formant des troupes, avec l’aide de volontaires ukrainiens et russes. Cependant, les quelques escarmouches se transformèrent en désastres.

Tout s’accéléra le 4 janvier 1918. Face à l’avancée des bolchéviques, Noman Çelebicihan décida d’abandonner la Présidence. Il pensait faire un geste d’apaisement. Le 10 janvier, toujours respecté par les siens, il lança une initiative de dialogue avec les bolchéviques. Mais rien n’aboutit. Le 14 janvier 1918, les bolchéviques prirent le contrôle de Simferopol et capturèrent Noman Çelebicihan. Par la suite, ce dernier fut transféré à Sebastopol.

Pendant ce temps, les bolchéviques prenaient peu à peu le contrôle de la Crimée, menant à l’effondrement de l’éphémère et fragile République des Tatars. Le Kurultai fut dissout et certains, comme Cafer Seydamet Qırımer, eurent la chance de prendre la fuite vers le Caucase. Le 23 février 1918, sans aucun procès, Noman Çelebicihan fut trainé hors de sa cellule et fusillé sommairement. Son corps fut jeté dans la Mer Noire, sans aucun respect des traditions d’inhumation musulmane. Les bolchéviques imposèrent un régime communiste de leur choix en Crimée dans les semaines suivantes.

L’héritage de Noman Çelebicihan

Noman Çelebicihan s’inscrit désormais une personnalité intégrée à la mémoire culturelle, politique et identitaire des Tatars de Crimée. Il est devenu un marqueur de l’Histoire des Tatars. A l’occasion de l’invasion russe en Ukraine, débutée en 2014 par la prise de contrôle de la Crimée, des volontaires Tatars créèrent une troupe de combattants anti-russes : le Bataillon Noman Çelebicihan.

Insigne du Bataillon Noman Çelebicihan, formé par des Tatars de Crimée pour faire face à l'invasion russe de l'Ukraine.
Insigne du Bataillon Noman Çelebicihan, formé par des Tatars de Crimée pour faire face à l’invasion russe de l’Ukraine | Crédits : Sammeler.ru

Noman Çelebicihan fut l’auteur de nombreux poèmes. On citera les titres suivants : Choban Kizi | Чобан къызы (écrit en 1912), Bastiriq | Бастырыкъ (1913), Tatarlar Yurdu | Татарлар юрду (1914) [à consulter ici], Yolcu Garip | Ёлджу гъарип (1916), Sari Lale | Сары ляле (1917). Tous ces poèmes se partagent entre des déclarations à la liberté mais aussi à une défense de l’identité tatare. Enfin, et non des moindres de ses poèmes : Ant Etkenmen – que l’on traduira par « Je jure », est , ni plus ni moins, devenu l’hymne des Tatars de Crimée. Il est entonné lors de manifestations, réunions d’opposants ou lors d’animations culturelles.

Pour aller plus loin sur Noman Çelebicihan

Sur Noman Çelebicihan

  • Sevki Bektore, « Antli Sehit » publié en 1961 dans le journal Kirim.
  • Mehmet Akif Albayrak, « Numan Çelebi Cihan », publié en 2002 au sein du Kırım Bülteni.
  • Aziz Bozgöz, « Çelebi Cihan Efendi Hakkında Hatırladıklarım », publié en 1968 au sein de la revue Emel.
  • Ranetta Gafarova, « Historical-semantical analysis of Numan Çelebi Cihan Crimean Tatar national anthem : « Ant Etkenmen » abstract », publié en mai 2019. A consulter entièrement : ici.
  • Biographie publiée sur le site du Comité International pour la Crimée. A consulter : ici.

Sur l’histoire de la Crimée

  • Goulnara Bekirova, Un demi-siècle de résistance, Les Tatars de Crimée, de la déportation au retour (1941-1991) (Traduit par Iryna Dmytrychyn, Maxime Deschanet et Marta Starinska), publié en 2018 aux Éditions L’Harmattan. A consulter entièrement : ici.
  • Iaroslav Lebedynsky, La Crimée, des Taures aux Tatars, publié en 2014 aux Éditions l’Harmattan.
  • Edward A. Allworth, The Tatars of Crimea: Return to the Homeland, publié en 1998 aux éditions de la Duke University Press Books.
  • Aurélie Campana, L’ethnicisation du champ politique en Crimée, Affrontements politiques et systèmes de représentations différenciés, publié en 2004 dans CEMOTI, Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien, n°37, pages 79 à 104. A consulter entièrement : ici.

Par Cédric LABROUSSE

Le 7 mars 2023

Tous droits réservés. Un article inédit.

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BONUS : L’hymne Ant Etkenmen

Paroles, par Noman Çelebicihan :

Ant etkenmen, milletimniñ yarasını sarmağa,
Nasıl olsun bu zavallı qardaşlarım çürüsin?
Onlar içün ökünmesem, qayğırmasam, yaşasam,
Yüregimde qara qanlar qaynamasın, qurusın!

Ant etkenmen, şu qaranğı yurtqa şavle sepmege,
Nasıl olsun eki qardaş bir-birini körmesin?
Bunı körip buvsanmasam, muğaymasam, yanmasam,
Közlerimden aqqan yaşlar derya-deñiz qan olsun!

Ant etkenmen, söz bergenmen millet içün ölmege,
Bilip, körip milletimniñ közyaşını silmege.
Bilmey, körmey biñ yaşasam, Qurultaylı han olsam,
Kene bir kün mezarcılar kelir meni kömmege.

Chant disponible ici dans une version intégrale (incluant une traduction en anglais) :

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