L’orgue hydraulique antique : merveille de musique
L’orgue hydraulique (ou hydraule | hydraulis) est un instrument de musique antique hérité de l’époque romaine. Attesté dès le IIIème siècle av. J-C., les anciens l’utilisèrent jusqu’au début du Moyen Âge.
Le dernier exemplaire découvert fut mis au jour en 1992 dans un état parcellaire, à Dion (en Grèce). Daté du Ier siècle av. J-C., il est l‘un des deux seuls exemplaires connus de cet instrument, pourtant connu des historiens depuis longtemps. Mosaïques, textes d’auteurs anciens : bien des éléments nous rappelaient que l’orgue hydraulique avait existé…
Avant les découvertes : les historiens connaissaient déjà l’orgue hydraulique antique
Comme le rappelle le spécialiste Philippe Fleury, l’orgue hydraulique pose la question du vocabulaire. Est-ce un instrument fonctionnant avec de l’eau ? Ou est-ce un instrument mixte ? C’est bien la seconde réponse : l’eau est un composant participant au fonctionnement, tout autant que l’air sous pression. Pline l’Ancien est le premier à parler d’organum hydraulicum. Philippe Fleury complète donc judicieusement : ici, hydraulique ne doit pas faire croire que l’eau est le centre du mécanisme. Ce n’est qu’un élément de son fonctionnement !
Son inventeur semble désigné plutôt clairement : un certain Ctésibios, qui a vécu à Alexandrie au IIIème siècle av. J-C.. Pline l’Ancien le nomme clairement :
On a loué aussi Chersiphron (17) de Gnosse (XXXIV, 21) pour avoir construit l’admirable temple de Diane d’Éphèse ; Philon, pour avoir établi à Athènes un arsenal suffisant à l’armement de mille vaisseaux ; Ctésibius, pour avoir trouvé la pompe et des instruments hydrauliques ; Dinocharès (V, 2) (18), pour avoir dressé le plan d’Alexandrie qu’Alexandre, voulait fonder en Égypte.
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre VII, XXXVIII, Ier siècle ap.J-C., Source : ici.
Trois autres auteurs nomment ou associent Ctésibios à l’orgue hydraulique : Philon de Byzance (un ingénieur du IIIème siècle av. J-C., Vitruve, architecte latin du Ier siècle av. J-C) Athénée de Naucrate (qui écrit au IIème siècle de notre ère). Ainsi, on peut décemment penser que Ctésibios fut un des créateurs de cet instrument de musique. Cependant, il n’est pas uniquement connu pour cette production. Il est un ingénieur de talent et de renom qui a été un innovateur dans les techniques des pistons, pneumatiques et mécanismes.
Les sources antiques sur les orgues hydrauliques de l’Antiquité
La plus incroyable description est parvenue jusqu’à nous : c’est celle de Vitruve. Ingénieur de talent du Ier siècle av. J-C., auteur d’une vaste encyclopédie des savoirs techniques de son temps. Vitruve a laissé une description complète, très détaillée, d’un orgue hydraulique. Je n’en cite ici qu’une petite partie sélectionnée.
VIII. Des orgues hydrauliques.
De Architectura, Livre X, chapitre VIII, Vitruve, Ier siècle av. J-C.
Je n’omettrai point d’expliquer le mécanisme des orgues mises en jeu par le moyen de l’eau ; […] Sur une base faite avec du bois, on met un coffre de cuivre ; de cette base s’élèvent, à droite et à gauche, deux règles jointes ensemble en forme d’échelle; entre ces règles on enferme des cylindres creux en cuivre, avec des pistons parfaitement arrondis […].
Lors donc qu’une main habile touche les marches qui, en poussant continuellement les règles, et en les laissant revenir, ouvrent ou ferment le passage au vent, elle produit une grande harmonie par la nombreuse variété des inflexions.
L’autre célèbre description, moins poussée mais qui est très proche, est celle réalisée par Héron d’Alexandrie, célèbre technicien du Ier siècle ap. J-C.. Dans sa Pneumatique, il évoque la construction d’un orgue hydraulique (à lire ici).
De plus, cet instrument apparaît dans de nombreuses références. Aussi bien des traces archéologiques (inscriptions officielles ou privées). Tout autant que dans des textes d’auteurs anciens. Suétone évoque les instruments hydrauliques à la cour de l’empereur Néron, mélomane à ses heures.
Dans ces graves circonstances, il ne harangua ni le peuple ni le sénat. Il tint conseil à la hâte avec quelques principaux citoyens qu’il appela chez lui, et passa le reste du jour à leur faire voir des instruments de musique hydrauliques d’une espèce toute nouvelle, à leur montrer chaque pièce l’une après l’autre, à discourir sur l’emploi et le mérite de chacune, et à leur assurer même qu’il étalerait tout ce mécanisme sur le théâtre, si Vindex le lui permettait.
Suétone, Vie des Douze Césars, Néron, XLI, IIème siècle ap. J-C.
Ainsi, les historiens, avant même de se pencher sur les images ou des objets, avaient déjà une idée assez précise de ce qu’était un orgue hydraulique.
Des découvertes iconographiques qui confirmaient l’existence de tels instruments
L’archéologie a peu à peu dévoilé des preuves iconographiques (images) d’orgues hydrauliques depuis le XVIIIème siècle. L’historien Jean Perrot, qui a écrit une somme sur l’histoire des orgues, a évoqué ces traces et représentations finalement plutôt nombreuses. Ainsi, diverses pièces de monnaies ont pu confirmer la pratique de l’orgue hydraulique. Mais aussi des représentations sur des vases. L’une des plus anciennes traces de l’orgue hydraulique est une terre cuite, conservée au Musée du Louvre.
Par ailleurs, on trouve des représentations de l’orgue hydraulique en France. Pour cela, rendez-vous à Arles, dans le musée archéologique de la cité. Daté au IIème / IIIème siècle ap. J-C, le sarcophage de la jeune Julia Tyrrania en est un bel exemple. En effet, le sarcophage, richement décoré, met en valeur la musique par de nombreux instruments. De fait, on y retrouve un orgue hydraulique, un luth et une cythare.
Enfin, menant sur la piste de la découverte d’un orgue à terme, ce fut la découverte d’une plaque de décoration et de tuyaux à Pompéi. Cependant, encore aujourd’hui, cette plaque, conservée dans le Musée national de Naples, ne fait pas l’unanimité comme potentiel preuve de l’existence d’un orgue hydraulique…
L’orgue d’Aquincum : est-ce un orgue hydraulique ?
En 1931, lors de fouilles sur une partie du site archéologique d’Aquincum (actuelle Budapest, en Hongrie), en prévision de la construction d’un bâtiment moderne, l’archéologique Lajos Nagy mit au jour 400 éléments métalliques. Il s’agissait des restes, uniques alors, d’un orgue portable de très petite taille ! La Seconde Guerre Mondiale malmena les réserves archéologiques, ainsi qu’un cambriolage en 1972 : 300 éléments environ ont survécu jusqu’à nos jours. L’orgue se composait de 52 tuyaux, répartis en 4 rangées de 13 tuyaux.
L’objet semble avoir été construit au début du IIIème siècle ap. J-C. Par la suite, il fut conservé dans les bâtiments des soldats du feu de la cité. Mais un incendie ravagea la ville au milieu du IIIème siècle, détruisant les lieux. En conséquence, l’orgue fut brûlé et enseveli à l’occasion. Une inscription permet de dater son arrivée dans la cité en l’an 228 :
Gaius Julius Viatorinus, membre du Conseil (décurion) de la Colonia Aquincum, édile et chef du collège des tisserands, a donné cet organ [hydra tel que nommé en latin sur l’inscription] à ses frais, comme un cadeau, du temps où Modestus et Probus étaient consuls.
La découverte de l’orgue de Dion : un objet bien plus imposant
La découverte de l’orgue de Dion
Tout commence en 1992 lorsque, sur le chantier des fouilles sur le site de Dion (Macédoine, Grèce), l’archéologue Dimitrios Pandermalis mit à jour de nombreuses pièces métalliques. Rapidement, l’équipe qu’il menait comprit qu’il s’agissait d’un orgue. Probablement hydraulique. Cependant, aucune partie du mécanisme lié au fonctionnement hydraulique n’a survécu, laissant la question en suspens. Par la suite, il fut daté du Ier siècle ap. J-C. et les restes furent envoyés au musée de Delphes pour études.
L’ensemble métallique reconstitué mesure environ 1,30 m de hauteur. Le tout faisant 80 cm de largeur. Par conséquent, un instrument d’une toute autre ampleur que celui découvert à Aquincum. L’orgue se compose de 24 tuyaux. Tout d’abord, 19 tuyaux vont dans un ordre décroissant de 89 à 22 cm de hauteur. Puis, 5 autres tuyaux complètent le tout.
La mise en valeur de l’instrument
Depuis, l’instrument de musique antique a été replacé dans le musée archéologique de Dion, en devenant finalement l’objet le plus célèbre.
Une reconstitution menée par les archéologues macédoniens et européens
Lors de son séjour pour restauration au musée de Delphes, une équipe d’archéologues, d’artisans et techniciens en profitèrent pour tenter une reconstitution de l’orgue de Dion. Finalement, en 1998, au Centre archéologique de Delphes, ils présentèrent un modèle reconstitué.
Quelles utilisations pour l’orgue hydraulique dans la musique antique ?
Des tentatives de reconstituer les sons de cet instrument sorti de l’Antiquité existent notamment sur le net. Ainsi, elles nous dévoilent des sonorités tout droit sorties de l’Antiquité.
Cependant, ces tentatives de reconstitution ne répondent pas à la question essentielle : dans quel contexte utilisait-on l’orgue hydraulique dans la musique antique ? Il est représenté lors d’une cérémonie militaire menée par l’empereur romain Théodose. En outre, il est cité comme ayant servi lors d’un office religieux à Rhodes pour le dieu Dionysos. L’empereur Néron semble l’utiliser comme un instrument personnel de sa collection. Enfin, on peut aussi évoquer son usage dans les cérémonies mortuaires.
Par la suite, sa structure évolua : des systèmes de pompes à air et de soufflets remplaçèrent les systèmes hydrauliques. Ces instruments s’imposèrent peu à peu. Objet de prestige, il sert notamment de cadeau diplomatique. Ainsi, en 757, l’empereur byzantin Constantin V aurait offert un orgue au roi des francs, Pépin le Bref. Finalement, l’orgue hydraulique semble avoir eu un rôle multiple jusqu’à la fin de son utilisation vers le IXème siècle, cédant face aux orgues pneumatiques n’utilisant plus l’eau comme partie de son mécanisme. Il faudra attendre la Renaissance pour que l’orgue hydraulique antique retrouve un usage d’intérêt dans la musique.
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Bibliographie
Pour aller plus loin sur l’orgue hydraulique antique de Dion : la redécouverte de la musique romaine
- Dimitrios Pandermalis, Dion: The Archaeological Site and Museum, publié en 1997 aux éditions ADAM.
- Dimitrios Pandermalis, Gods and Mortals at Olympus : Ancient Dion, City of Zeus, publié en 2016 aux éditions de l’Onassis Foundation.
- Conférence de Dimitrios Pandermalis sur l’orgue de Dion, enregistrée le 10 août 2018 au musée de Dion. A écouter (en grec !) : ici.
Sur l’orgue hydraulique comme instrument de musique dans l’Antiquité romaine
- Philippe Fleury, « L’orgue hydraulique antique », dans Schedae, publié en 2005, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 7-16). Accessible en ligne ici.
- Jean Perrot, L’orgue de ses origines hellénistiques à la fin du XIIIe siècle, publié aux éditions Picard en 1965.
- Philippe Fleury, « Machina et organum », dans Voces 2, publié en 1991, p. 27-38.
- Philippe Fleury, La mécanique de Vitruve, publié aux Presses Universitaires de Caen en 1993.
- Hélène Dessales, « Les inventions hydrauliques dans l’Antiquité romaine : entre fictions littéraires et réalités archéologiques », chapitre au sein de Les archives de l’invention : Écrits, objets et images de l’activité inventive, publié aux Presses universitaires du Midi en 2006.
- Eugene L. Szonntagh, « Organ Tone-Color and Pipe Dimensions : Aquincum Hydraulus Scale Studies », dans Studia Musicologica Academiae Scientiarum Hungaricae, aux éditions de l’Akadémiai Kiadó, pages 191 à 216, Tome 37, fascicule 2/4, publié en 1996.
- Walter Woodburn Hyde, « The Recent Discovery of an Inscribed Water-organ at Budapest », au sein des Transactions and Proceedings of the American Philological Association, volume 29, 400, en 1938.
- Willi Apel, « Early History of the Organ », dans Speculum Volume 23, No. 2 d’avril 1948, aux University of Chicago Press. Pages 191 à 216.
Sur la musique dans l’Antiquité romaine
- Annie Belis, Les Musiciens dans l’Antiquité, publié aux éditions Hachette en 1999.
- Valérie Péché et Christophe Vendries, Musique et spectacles dans la Rome antique et dans l’Occident romain. – Sous la République et le Haut-Empire, publié aux éditions Errance en 2001.
- Harry Morgan, « Nero and the Age of Musomania », chapitre dans l’ouvrage Music, Politics and Society in Ancient Rome, publié en 2022 aux Cambridge University Press.
Par Cédric LABROUSSE
Le 7 janvier 2023
Un article inédit par Cédric LABROUSSE – Tous droits réservés
Tout usage doit s’accompagner de la mention du nom de l’auteur et du lien vers cet article – Sous réserve de poursuites.
PREMIER BONUS : Je vous renvoie vers ce travail de Philippe Fleury et son incroyable travail de reconstitution technique de l’orgue hydraulique décrit par Vitruve. Un travail mené avec l’équipe du CIREVE, accompagné de superbes vidéos | A consulter : ici.
SECOND BONUS : l’incroyable et magnifique mosaïque dites “des musiciennes”, découverte à Maryamayn et exposée dans le musée de Hama, en Syrie. Datée du IVème siècle ap. J-C. On y voit un orgue hydraulique.
Bonjour, merci pour ce rappel historique intéressant… la Suisse possède un Musée Suisse de l’orgue à Roche (canton de Vaud) dans lequel un hydraule est reconstitué et qui fonctionne! bien à vous.